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Taja Kramberger, poète slovène

samedi 14 décembre 2013, par Cécile Guivarch, Sophie G. Lucas

Extrait de Mobilisations

______________ma chère Zorka, ce poème est pour toi

I. Mobilisation pour la survie

Parfois mon père ressemblait à un cèdre,
solitaire, enraciné
dans le jardin de sa vie.
Et ses branches dressées à deux mètres du sol
étaient d’anciens désirs persistants,
avides de toucher le ciel, de
s’agripper à de vraies étoiles, mais lignifiés
en chemin.
Et la résine qui gouttait des blessures,
parfumant la terre, était
la Volga fraîche et grondante
échappée des steppes de Sibérie
pour tourner au Sud.

Mon père : un phare intermittent,
vêtu d’une veste sombre, salie, toujours
prêt à bondir de côté comme le cavalier des échecs
ou en recul dans la diagonale
du fou noir ;
ou encore, couronne gelée de pissenlit
sans empreinte de pas sous des pieds absents.

Et l’unique lumière qui miroite
dans ce paysage sombre et burlesque
venait
d’en bas :
elle était concentrée dans le carré d’un réflecteur
sur mon cartable rouge :
avec le Chat Botté sur le devant,
le cartable qui se balance, devant mes yeux,
au crochet formé par sa main trapue comme un feu suspendu.
Un chat avec ou sans bottes ?

Mais où étaient alors les diplômes du catcheur,
où étaient les cendres des bulletins scolaires avec mention,
insérés dans le four à pain ?
L’espoir, brûlé parmi les pains.
Il y a longtemps de cela, lorsque ton père,
petit fermier ruiné
que jamais je n’ai rencontré - il avait quitté le monde avant ma venue -
volait la pitance familiale
sous les poules en train de couver, les œufs
frais qu’il troquait contre du tabac, et
son jet de salive noire - qui
inspirait le respect -
pouvait tuer une mouche en plein vol,
l’accès aux rêves bloqué
par ta mère
___- son grand torrent de réprimandes.

Vienne - Belgrade - Pan ?evo.
Où ton signal ferroviaire a-t-il clignoté :
sur la casquette rouge du chef de la gare ?
Qu’est-ce que tes yeux ont
capté, courant le long des voies, des aiguillages du monde ?
Où sont les commutateurs par lesquels tu aiguilles les trains
sur d’autres voies,
jusqu’à ce que la vie elle-même te traîne le long de ces voies ?
Ladendorf - Frättingsdorf - Wätzleinsdorf.

Toute existence
s’est évaporée avant même
le vrai début de la vie

Puis l’appel au front russe :
opérateur sans armes,
à la place de la station radio Telefunken
ils t’ont fourré une mitraillette Mg 42
dans les mains,

taille : grande
cheveux : bruns
yeux : bleus

jeté dans un pays lardé de tranchées, dans les
mâchoires béantes de la terre affamée,
gloutonne, qui attend
sa livraison annoncée,

nez : droit
moustache : rasée
signes particuliers : néant

____

envoyé dans le sommeil obtus des marais russes et
le gémissement sauvage des bouleaux déracinés.
Et puis, l’ordre :
monter à l’avant du front – sur une colline juste avant Pasienis -
se retrancher sur la ligne de feu,
le ciel lituanien pareil à
un couvercle étroit, pesant et oppressant,
et puis
parmi les épis de blé mûr,
ramper pour survivre, toi et ton collègue viennois
au nom, Swoboda, plein d’espoir,
tourné vers le futur. No man’s land,
no man’s life, le mouchoir blanc de la reddition accroché au fusil,
sur l’estomac engourdi
vers l’artillerie russe,
vers la liberté.

Déserteur qui ne pouvait tuer et donc
tirait en l’air, mais sans toucher d’oiseaux.
Fugitif de lui-même
de la mort et de la vie,
toujours en fuite dans un maudit
triangle de survie.

La technique du transfert positif
est de parvenir sur le plateau, c’est ce qui était écrit
plus tard, par la même main : la tienne, qui
disséquait les poitrines
des hydropiques
pour des étudiants de médecine dans le camp russe de prisonniers
et cette main distribuait ensuite les organes
comme s’il s’agissait de fruits rares
dans cette économie mortelle qui consiste à conserver
ton sang en circulation et tes organes
en place.

Du pain rassis sous ta langue et
le goût de l’éternelle kapusta sup*
sur le sol un tissu inorganique : un tapis de corps morts, - 42 degrés,
ta haie, ligustrum vulgare,
qui pousse et fleurit encore aujourd’hui :
catégories de l’effondrement, ou attributs de la vie ?

Et ta mère, célébrée 93 fois,
entourée fanatiquement de classiques russes et
de crucifix à Bokalce** elle serrait une orange
dans ma main, de la taille du soleil,
qu’elle ne pouvait manger, car ses dents
depuis longtemps ne ressemblaient plus à des meules.
Fruits luisants qui s’accumulaient comme des constellations vivaces,
comme des soleils multipliés sur les terminaisons grises
sur les rebords des fenêtres, attendant
les visiteurs armés de dents.

C’étaient des oranges que je ne pouvais
manger, je croyais sentir la mort à l’intérieur,
la vie sans jus. Rebelles, les oranges sèches que
les infirmières distribueraient à la pause de midi
avec une constance remarquable. Dans une maison où
un peu d’oxygène à peine
pénétrait l’humidité mêlée d’urine.
Une danse mortelle d’odeurs sournoises
dans des nez poilus, attendant
en embuscade sur les rudes coussins
des fauteuils roulants des couloirs.
L’odeur de la vie absente qui colonisait
les narines de l’enfant et se logeait tout au fond
de ces têtes lisses et centenaires. Dans la demeure
de la volonté, plus froide que les armes,
plus puissante que la mort.

Une vieille fille entêtée, aussi petite qu’une pomme de cèdre :
ta mère t’a placée dans la lignée des perdus,
sur la colonnade des rebelles.
Avec des milliers de potions alambiquées et d’efforts,
c’est ta mère qui t’a mobilisée pour la survie. Pas tes titres
éminents,
ni la lutte, ni la gymnastique au Sokol club.

Tel un arbre sans tronc,
par une lointaine nuit sans sommeil, en 1946,
mon père se retrouvait
sur son sol natal.
Revenu,
mais où, pourquoi, vers qui ? Et
lointain était le soleil
lointain le paysage
pour le soutenir.

I. Mobilizacija za preživetje

V ?asih je bil moj o ?e kakor cedra,
osamelec, vraš ?en na
vrtu svojega življenja.
In veje, za ?enjajo ?e se dva metra nad tlemi,
so bile kot pradavne zimzelene želje,
ki so hotele zatipati nebo, se
oprijeti stvarnih zvezd, a so
na svoji poti olesenele.
In smola, ki je, kapljajo ? iz ran,
dišavila zemljo, je
bila mrzla in hrume ?a Volga
na begu iz sibirskih step,
usmerjena na jug.

____

Moj o ?e : priložnostni svetilnik,
ogrnjen v temen, zapackan suknji ?, vedno
za potezo šahovskega konja
oddaljen od nas, v diagonali
 ?rnega teka ?a odmaknjen od sebe ; ali
pomrznjena regratova lu ?ka
brez stopinj pod odsotnimi stopali.

____

In edina svetloba, ki je mežikala
v tej burkasti in temni pokrajini,
je prihajala
od spodaj :
bila je strnjena v kvadratu ma ?jega o ?esa,
na moji torbici za malo šolo,
rde ?i : z obutim ma ?kom na prednji strani,
ki je bingljala z njegove velike dlanene zanke
pred mojimi o ?mi kakor vise ?i semafor.
Obuti ali sezuti ma ?ek ?

____

Kje so tedaj bile diplome rokoborca,
kje pepel spri ?eval z odliko, vloženih v krušno pe ??
Upanje, sežgano med hlebci kruha.
Davno tedaj, ko je tvoj o ?e,
obubožani želar, ki ga nisem
utegnila spoznati, svet je zapustil pred mojim prihodom,
izpod vro ?ih kokoši kradel
družinske obroke, sveža
jajca in jih menjal za tobak, da bi
s ?rnim toba ?nim izstrelkom sline – kar je pri tebi
zbujalo spoštovanje –
ubil muho v letu in
je tvoja mati z velikimi plazovi pridig
visoko zametla vhod v sanje.

____
____
____

Dunaj – Beograd – Pan ?evo.
Kje vse je svetil tvoj železniški signal :
rde ?a kapa vlakovodje ? Kam je zrl pogled, ki je drvel
po tirih, po jeklenih traverzah v svet ? Kje so
kretnice, kjer si preusmerjal vlake
na drugi tir, dokler
ni tebe življenje samo potegnilo nanj ?
Ladendorf – Frättingsdorf – Wätzleinsdorf.

____
____

Vse, kar je bilo,
je izpuhtelo, še pred
prihodom telesa

Potem vpoklic na rusko fronto :
radiotelegrafist brez svojega orožja,
namesto radijske postaje Telefunken
so ti v roke stisnili
mitraljez, Mg 42,

____

stas : visok
kosa : smedja
o ?i : plave

vržen v deželo, prepredeno z jarki, v razklenjene
 ?eljusti podhranjene zemlje,
pogoltne, ki ?aka
na obljubljeno dostavo,

nos : pravi
brkovi : brije
osobeni znaci : nema

____
____

poslan v topo ždenje ruskih mo ?virij in
divje tuljenje izruvanih brez.
Potem, ukaz :
na konici fronte vkop prve bojne linije
na hribu pred pasienis,
litvansko nebo kot
tesna pokrovka, ki pritiska k dnu,
in potem,
med zrelim pšeni ?nim klasjem,
puzanje za življenjem in za dunajskim kolegom,
 ?igar ime, Swoboda, je polno upanja
štrlelo v prihodnost. No man’s land,
no man’s life
z belim robcem predaje na mitraljezu,
po omrtvi ?enem trebuhu
proti ruski artileriji
proti svobodi.

Dezerter, ki ni mogel ubijati in je
zato ubijal zrak, a ni sklatil ptice.
Ubežnik pred sabo,
pred smrtjo in pred življenjem,
ve ?no na begu v tem zakletem
trikotniku preživetja.

Tehnika pozitivnega transferja
je prese ?i plato, je kasneje zabeležila
taista roka ; tvoja, ki je
v ruskem ujetništvu, za
študente medicine, s skalpelom
razpirala prsni koš trupel,
obolelih za vodenico,
in jim kot redke sadeže podajala organe
v tej smrtni ekonomiji, da bi ohranila
obtok krvi in organe v svojem telesu
na pravem mestu.

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____

Suh prepe ?enec pod jezikom in
ve ?ni okus kapusta sup,
na tleh anorgansko tkanje : preproga mrtvih teles, - 42o C,
tvoja živa meja, ligustrum vulgare, ki
še danes poganja in cveti :
kategorije zloma ali atributi življenja ?

____
In tvoja mati, triindevetdesetkrat obhajana,
na Bokalcah fanati ?no obdana z ruskimi klasiki in
Kristusovimi križi, mi je obi ?ajno v roko stisnila
kot sonce veliko pomaran ?o,
ki je ni mogla pojesti, ker zobje že
dolgo niso bili ve ? podobni mlinskim kamnom.
Žare ?i sadeži, ki so se kot živahna ozvezdja,
kot pomnožena sonca v sivini izteka
nabirali na okenskih policah, ?akajo ?
z zobmi oborožene obiskovalce.

____
____
Ki jih nisem mogla
pojesti, ker se mi je zdelo, da notri ?aka smrt,
življenje brez soka. Kljubovalne, suhe oranže, ki
so jih sestre z nezadržno vztrajnostjo
dostavljale za malico. V domu, kjer
je komaj kakšna sled kisika
mogla prebiti zmedeno nasi ?enost urina.
Smrtni ples vonjav
v zaraš ?enih nosovih, potuhnjen
v zasedi na trdih blazinah
invalidskih vozi ?kov s hodnikov.
Odsotni vonj življenja, ki se je naselil
v otroških nosnicah in globoko na dnu
oskubljenih stoletnih glav. V prebivališ ?u
volje, hladnejše od orožja,
mo ?nejše od smrti.

____
____
____
____

Kot cedrin storž majhna, trmasta ženica :
mati te je postavila v vrsto pogubljenih,
v kolonado kljubovalnih.
Mati te je, s tiso ?erimi zgrešenimi napoji in napori,
mobilizirala za preživetje. Ne odli ?na spri ?evala,
ne rokoborba, ne gimnastika pri Sokolu.

____
Kot drevo brez debla,
v neki davni no ?i brez spanca,
je moj o ?e leta 1946 stal
na rodni zemlji.
Vrnjen,
toda kam, ?emu in komu ? In
dale ? je bilo sonce in
dale ? pokrajina,
ki bi ga podpirala


Taja Kramberger
Poète slovène née en 1970.
Taja est une intellectuelle très engagée tant dans sa poésie que dans ses divers combats pour les droits sociaux et individuels.
Poète, traductrice, éditrice et anthropologue historique. Enseignante universitaire, elle a dû quitter la Slovénie « suite à des pressions de l’oligarchie intellectuelle et académique, victime d’une purge universitaire, avec une trentaine d’autres enseignants slovènes ». Evénement qui ne fut pas sans conséquence pour Taja : blocages littéraire et intellectuel, exil à Paris depuis 2012.
Auteure de neuf recueils de poésie, deux livres d’enfants, de livres de traductions littéraires et scientifiques, une pièce de théâtre, d’essais, de critiques sur la littérature. Engagée, toujours, puisqu’elle a participé à la création d’un Prix littéraire international, le KONS, décerné à des auteurs pour leur engagement dans leur œuvre et dans leur vie en faveur du bien commun.
Taja Kramberger a elle-même reçu le Prix Veronika en 2007 pour son livre Les conversations quotidiennes.
Elle a participé à de nombreuses lectures en Slovénie et dans plusieurs pays. Un choix de ses poèmes a été traduit en espagnol No palabras .
Grâce à des lectures en France, on peut découvrir quelques traductions de ses poèmes en français dont Mobilisations

Pour savoir plus :
http://tajakramberger.writersresidence.com
http://tajakramberger.wordpress.com/ (blog)

Photo : Lado Jelen


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