Au cœur du rêve
Grâce à ce recueil paru aux éditions Eranthis, c’est avec délectation que le lecteur s’immerge dans le monde d’Arnaud Delcorte, où la liberté est dans la lettre et où le silence est un jardin. Avec Tjukurrpa, Arnaud Delcorte, l’aborigène du continent Poésie, nous offre une poésie oxymorique, faite de démesure et de flamboyance. Une poésie crue, presque cruelle dans sa précision, tant l’oxymore est d’entrée de jeu poussé à son paroxysme, comme pour propulser son lecteur dans cette dimension cosmique :
des horizons qui « s’enlacent futilement » (p. 7)
des acquis qu’on caresse tout en « ouvrant grand les grilles » (p. 7)
dans « l’indigence des baisers bouillonnants » (p. 10)
Le poète bruxellois nous promène de l’infiniment petit à l’infiniment grand, et aller retour. Pour nous faire entrer dans son multidimensionnel, où le sentiment est éludé au profit d’une équation cosmique singulière entre les sens, l’espace et la rencontre, Arnaud Delcorte pratique l’ellipse :
« ne perds
les anges
que pour toi revenir
devienne
large couverture de printemps » (p. 8)
Car Tjukurrpa, qui donne son nom au recueil, c’est selon le mythe cosmogonique des aborigènes d’Australie, le temps du rêve qui précède la création du monde. Ce temps, c’est bien celui du « rêve inachevé » (p. 7), « où des bancs d’yeux austères traversent un ciel rose de monde » (p. 23). Mais il est ici fait selon le bon vouloir du poète, de fragments de mythes dé-fabriqués et ré-agencés, « toute une mythologie embarquée au scintillement fulgurant » (p. 20). Oui, il y a bien un serpent mais il est mélancolique.
Oui il y a bien un jardin. Mais ce jardin n’est pas peuplé d’Adam et d’Eve, ce monde n’est pas celui de la dualité. Il est peuplé d’êtres aimés ou à aimer, jeunes transgenres parisiens ou les « presqu’amants » mythiques comme Gilgamesh et Enkidu, mais aussi d’êtres éveillés comme Shakyamuni ou Maitreya.
Et oui, il y aura bien une chute. Elle est annoncée d’entrée, elle sera ce qui « fécond[e] l’indépendance de l’instant » (p. 9), la fin du rêve de Tjukurrpa, « réveil de granit sonne le glas des éphémères » (p. 17). La chute qu’il faut redire, « chute des petits triangles roses ensanglantés » (p. 28).
Ce temps du rêve avant la chute, c’est celui d’une poémogénèse. Car ce qui est en création, c’est le recueil poétique. Arnaud Delcorte nous invite ainsi au cœur même d’un processus de création poético-érotique dont il est le démiurge émerveillé et avide de surprises, « avare de tonnerre et insoucieux » (p. 14).
L’énergie qui préside à ce rêve cosmogonique, c’est l’énergie sexuelle, primale, celle de la jouissance, jouissance du corps de l’autre, sans détermination de genre d’ailleurs, hermaphrodite en sorte.
« questionne
tes petites
lèvres » (p. 15)
« missile
non-équivoque
d’une peau
noire » (p. 20)
D’ailleurs, dans cet acte profondément sensuel de l’écriture, luxure et luxuriance pour l’« indétectable amant » (p. 19), la poésie procède au renversement, dans tous les sens du terme :
« faire un livre dans le tourbillon insensé des sens » (p. 14)
« écriture à l’envers
l’encre s’étale » (p. 58)
Mais cette gestation du poème par le poète-démiurge « enceint d’un grand discours » (p. 63) s’affranchit d’un pénible processus de fécondation, un « martyre de la chair fécondée » (p. 88). L’écriture est à la fois d’ordre biologique se jouant de l’instant présent, parthénogénèse ou « mitose de mots-fleurs » (p. 107) et mouvement vers l’approfondissement, processus de sédimentation d’ordre géologique, car « il n’y a pas d’histoire juste le temps » (p. 122).
« un scolopendre dans le cou
je vaque
sédimente lentement
lentement
aux rainures des instants » (p. 15)
Ce temps delcortien du rêve-poème est anhistorique, comme suspendu avant la chute, fugace et inachevé :
« l’absence
parler de rêve
inachevé » (p. 7)
« autant que taire se peut
dans les vagues déserts du moment » (p. 23)
Parce que c’est le temps de la rencontre, « après toi l’ombre d’un doute dans le temps du rêve » (p. 126), ce temps de Tjukurrpa est une « note bleue [qui] fourmille de possibles » (p. 11).
En écho au texte écrit, sur la toile de Kevens Prevaris, « le mouvement universel riposte » (p. 58). Le recueil est parsemé des œuvres picturales du plasticien haïtien, des œuvres denses et puissamment colorées, dont l’abstraction condense des sensations prises sur le vif. D’une saisissante et abstraite actualité, les tableaux viennent donner corps à l’instant du rêve décrit dans le recueil et à son réagencement mythologique. Les œuvres de Kevens Prevaris redisent en écho ce fourmillement de possibles du temps de Tjukurrpa, pour notre plus grand bonheur.
Catherine Boudet