Travails, le dernier recueil d’Hervé Bougel, qui vient de paraître aux éditions Les Carnets du dessert de Lune nous dépeint texte après texte, l’épopée d’une époque épique comme disait Léo Ferré. Du milieu des années 70 au tout début des années 90 dans l’agglomération grenobloise, l’auteur enchaîne les petits boulots, précaires et mal considérés. Il nous livre un pan de son passé en parvenant à se raconter moins qu’il ne raconte les autres. Une tragédie douce-amère, assez ouvertement truculente, sur fond d’une lutte des classes qui ne dit jamais son nom.
Hervé Bougel nous parle d’un temps que les moins de quarante et même cinquante ans ne peuvent pas connaître. Il nous en parle si bien que parfois on s’y croirait. Parce qu’il arrive parfois qu’on ressente une étrange nostalgie d’un temps que l’on n’a pas vécu. Parce que des images fortes sont ancrées dans notre imaginaire et c’est ces images-là que l’auteur vient réveiller. Mais nostalgie n’est pas le mot, car de nostalgie, ici, il n’y en a pas. Pas vraiment. Il le dit :
Je ne sais s’il convient
de regretter ces temps
De dureté
Mais nous avions
Le cœur rouge
Et des cerises
À même l’arbre
Le ciel d’été
Et le beau son
Des armes de
Nos tronçonneuses
Empoignées
À pleines pognes
Pour que nos vie
Se tiennent debout
Tour à tour ouvrier métallo, garçon de café, commis de cuisine, bûcheron, postier, livreur, façadier, Hervé Bougel n’est jamais poète. Jamais parce que toujours. La nécessité de travailler fait écho à la nécessité d’écrire. Cette dernière n’est presque jamais évoquée sans doute parce que la première occupe toute la place. Et que la poésie ne nourrit pas son homme. À mille lieues du poète maudit, du poète errant, du clochard céleste, l’auteur montre simplement la trivialité du quotidien et la difficulté d’en gagner le pain.
J’espérais
Une vérité
En la poésie
Mais il me fallait
manger régler
À la cupide
Propriétaire
Le montant de mon loyer
Sans rien qu’un pain
Sur la table de formica
Tous ces travails sont ancrés dans un décor spécifique, un lieu particulier dont la mémoire a gardé, pour pouvoir le retranscrire, jusqu’au moindre détail. Une sorte de psycho-géographie qui nous invite à épingler ces scènes sur une carte de la région grenobloise pour mieux en suivre le déroulement. Lieux de mémoire, comme disent les historiens, lieux aussi et surtout peuplés de personnages pour certains hauts en couleur, voire même caricaturaux, à l’instar de Meussieu William, que les garçons appelaient l’empaffé, incarnation du petit bourgeois arrogant, parvenu et bas du front :
Ayant épousé
La fille blonde
Il était ainsi
Le gendre du patron
[...]
Ancien d’une Algérie
Perdue
Lecteur de « Minute »
Torchon qu’il serrait
Dans son gilet
De petit banquier
Et la galerie de personnages est hétéroclite et leur description va systématiquement à l’essentiel, capte en peu de mots leur essence même pour les rendre réels. Car ils le sont. Et accessibles, au travers de détails parfois infimes, dans leur vérité la plus nue, la plus crue. Christian, tout d’abord, l’ami, à la mémoire duquel le livre est dédié, patrons successifs — Fernet, Jean-Paul, Mme Lucette... ; collègues successifs — Gérard Berlottier, Mario, Jean Bouchet, Manu et tant d’autres ; puis les anonymes, ceux croisés au détour d’une porte, d’un échafaudage, d’un trottoir. L’armée des figurants. Un microcosme dans lequel s’affrontent « petits » et puissants dans un combat toujours inégal. Car Hervé Bougel nous parle d’une époque dure et violente. Violence des rapports sociaux, des rapports de classe, de caste. Les chefs sont souvent des petits chefs, des chefaillons autoritaires.
Violence partout, dans les rapports verticaux, mais fraternité, surtout, dans les rapports horizontaux. S’il n’y a pas de réelle nostalgie dans Travails, il y a en revanche une réelle jubilation à relater certains faits, et peut-être même une certaine fierté d’en avoir été l’acteur. C’est sans doute ce qui fait qu’il n’y a pas, malgré la dureté du récit, parfois, de rancunes ou de rancœurs directement perceptibles, qui en seraient le moteur. Il y a bien de la rage, oui, dans certains textes, comme Cadors, mais c’est une rage d’époque, déportée et médiatisée par un humour relativement acide. Car l’humour, la dérision, et finalement pas mal de tendresse s’emparent en permanence de l’écriture.
Ce qui filtre de cette suite de tableaux, de tranches de vie, c’est une voix un peu résignée, certes, parfois un peu désabusée, mais qui ne s’apitoie pas sur le sort de celui qui parle. Voilà ce qui fut, nous dit-elle. Mais on sent bien qu’il y a aussi eu de la joie dans tout cela, de la lumière et de la chaleur.
Jean-Marc Undriener
Juin 2013
Hervé Bougel, Travails, suivi de Arrache-les-Carreaux, Éditions Les carnets du Dessert de lune, 2013 — 11€
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