Font-ils injure à l’esprit de la course à pied ceux qui, pris dans le rythme trépidant de leurs nombreuses occupations, affirment être « toujours en train de courir ». Dans Trois saisons et demie, Jacques Morin, lui, montre ce que courir veut dire : un plein engagement du corps et de l’esprit qui, parce qu’il requiert beaucoup, permet aussi beaucoup. Les très riches heures du coureur du fond s’égrènent au fil des saisons (le tout n’est pas seulement de tenir la distance, il faut aussi tenir le temps) : automne, hiver, printemps, et, on l’a compris, les premiers jours de l’été, car la splendeur estivale est tellement puissante qu’elle l’absorbe tout entier : « Je cours dans le ciel bleu//je me fonds angelot azuréen// je disparais au coin de la toile ». Mouvement pris dans le mouvement, la course à pied invite à faire cause commune avec l’environnement et les éléments : « On déplace le brouillard avec soi », « Courir sous la pluie/ dans la pluie// on est en eau dehors et dedans/en nage/dans cette onde du corps et du large/que l’on fend ». À voir le monde arriver plus vite à soi, à un rythme choisi par nos jambes et notre cœur, on s’y plonge de façon « barbare », écrit le poète. Courir comme embrasser sans réserve, adhérer, approuver, et tout oublier : « Le gris de la campagne/colore le cerveau//bientôt la tête est siphonnée ». Si la tête se vide, le corps, de son côté, intensément perçoit et rejoint. Dans l’effort soutenu, voici le coureur placé au cœur du souffle — accordé aux souffles, le vent comme une immense respiration du monde : « lice du printemps », « ce souffle qui décolle//légèreté improbable/fluidité totale//à deux doigts de s’envoler ». Une fois la banlieue franchie (car la campagne se mérite), la nature jaillit et s’imprime magiquement dans l’œil : arbres, forêt, chants d’oiseaux, « la lumière/et l’appel de la vie ». Mis hors de lui, propulsé (« le soleil pousse le coureur »), le poète peut s’émerveiller : saisies parfois minuscules et souriantes (« l’escargot traverse la route/no grass land »), fulgurances éblouissantes (« Le coq sur sa flèche/renvoie avec le vent/les lances du soleil ») jusqu’à la révélation sidérante : « sec devant la beauté/on ferme les yeux »). Tel est le grand privilège du coureur de fond : c’est que, précisément, il va au fond. Tout d’inspirations et d’expirations, il accède à l’essentiel : cette force de vie qui, de façon primordiale (pneumatique, dirait-on), nous donne notre air : « il y a l’amour autour/qui fait seul qu’on survit ».
À propos de Trois saison et demie, de Jacques Morin (l’Atelier de Groutel, nov. 2017), par Florence Saint-Roch.