recueil bilingue, traduit de l’arabe (Irak) par Souad Labizze
éditions des Lisières, mars 2018, 55 pages.
Ali Thareb, un poète dans la Nef des fous
A la lecture d’Un homme avec une mouche dans la bouche, une évidence saute aux yeux : la veine surréaliste avec sa dose de dérision, ironie et sa capacité imaginative, le réel étant ici insoutenable comme dans les tableaux de Jérôme Bosch. Les surréalistes ne considéraient-ils pas, d’ailleurs, le maître flamand comme leur grand précurseur ?
Analysant son œuvre, Manuel Jover soutient : « Inoubliables sont ses paysages de ténèbres et de fournaises, où des créatures de folle complexion et d’infinie cruauté soumettent les damnés à d’impensables supplices… » (Manuel Jover, Jérôme Bosch, entre diables et délices, Connaissance des arts, 18 février 2016.) C’est dire la force poétique d’Ali Thareb que de faire le rapprochement.
Dans son dernier et quatrième recueil, le jeune poète décrit, en effet, une véritable nef de fous peuplée d’adultes et d’enfants, le plus souvent estropiés, qui pleurent leurs morts et craignent pour leur vie. S’ils jouissent encore de leur intégrité physique, ils seraient bien avisés de déambuler, à l’instar de l’auteur, en cachant jambe, bras, cou sous l’aisselle tout en conservant les doigts qui leur restent
non pour les choses ordinaires
mais pour compter
nos amis qui tombent
les heures d’attente
les dettes
nos rêves évanescents
les années qui nous tractent vers la fin
mais aussi toutes les fois où nous échouons
à être des assassins
Contemplant la dernière photo d’un ami, habituellement riant à gorge déployée, Ali Thareb remarque
voilà que tu apparais
comme qui cache son ombre dans un trou
et se dresse sur sa vie
Inévitablement, surgit la question : comment survivre dans ce monde où les maisons à force de douleur « ressemblent à une plaie », où la solitude s’accomplit ? A lire Ali Thareb, l’on saisit que cela serait impossible sans l’infinie capacité des humains à tenir bon en s’échappant.
Il y a plusieurs stratégies d’échappement.
Celle de l’enfant qui n’a plus qu’un bras
Il m’a dit : je n’ai pas assez de doigts pour les regrets
Il a ajouté : pendant mon sommeil j’espère
/que mes frères m’arroseront
l’un après l’autre afin que mon bras repousse
Celle d’une femme du voisinage
Pour l’enfant assis dans ses rêves
depuis des années notre voisine
achète des jouets…
et quand elle veut le distraire
elle saisit le vent sous ses aisselles
et lance ses bras en l’air plusieurs fois
De la même façon, sans renoncer à la lucidité et en mobilisant l’imaginaire, le poète décrit sa mère, dans l’ancienne maison
les jours de faim…
elle filait vers la rue en nous emportant
elle pêchait pour nous la lune
qui était souvent
comme le grand plateau des repas
rangé dans un coin de la petite cuisine
« La poésie me permet de me sauver et d’essuyer, ne serait-ce qu’un petit peu, le sang qui coule sur ma vie », lit-on en dernière page de couverture. Contre la barbarie, la folie et la mort, Ali Thareb s’emploie obstinément à repousser les limites des mots. Dans le même temps, défiant courageusement l’EI, il les fait résonner lors de performances organisées dans des lieux publics avec un groupe d’amis.
Olivia Elias