Le titre de cette anthologie est inspiré d’une formule de Bataille : « Le désir demeure en nous comme un défi au monde ». Et en effet, il semble fondamental que cette énergie, toute puissante et fusante qu’elle soit, demeure. On se souvient de la magnifique définition que René Char, dans Fureur et mystère, donnait du poème : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ». Là est l’essence du désir : il met en œuvre et, de façon concomitante, éprouve son insatisfaction. Force motrice, à l’origine de nos dynamiques les plus inventives et les plus créatrices, toujours il est confronté à son inaccomplissement. Qu’imaginer de mieux pour nous inciter à la recherche incessante, à l’envie d’aller de l’avant, d’innover, de progresser ? La curiosité, la fièvre, l’inquiétude sont ses corollaires en amont : articulant volonté et questionnement. En aval se logent l’insatisfaction, la frustration, la réactivation des élans, pour que soient générés de nouveaux commencements.
En choisissant cette notion pour le Printemps des poètes 2021, Sophie Noleau, après avoir proposé l’Ardeur, la Beauté, le Courage, et poursuivant « le vif crescendo de l’alphabet », déclare que « Le désir fut d’emblée, en poésie, au cœur de la mêlée ».
Et en effet. Alexandre Bord, dans sa préface, signale combien la thématique, au vu du contexte actuel, est pleine d’à-propos. Il rappelle que « Ce désir qui tutoie le futur, immédiat ou plus lointain, il ne faut le chercher en nous, se l’intuber comme oxygène qui nous manque, pour combattre l’anxiogène ». Absolument vital, le désir articule notre relation au monde et aux autres. Il fonde l’altérité. Sans lui, pas de connaissance, et pas d’amour. Alors, bien sûr, dans cette anthologie, des poètes qui interrogent « leur rapport au désir et à leurs muses », des propos amoureux, où la séduction et la plaisir sont au rendez-vous (ou non). Des poèmes aussi où s’exprime, ainsi le formule Charles Juliet, un désir autre : « Un désir autre a pris/possession de moi […] Le besoin de pétrir/la chair de la vie/non moins ardent que de conquérir/cette connaissance qui naît/de la connaissance de soi ».
Quelle que soit la nature du désir, il prend possession : il mène le jeu, et soumet autant celui qui l’éprouve que celui/ce qui en est l’objet. Il est le sujet. Ainsi, comme l’énonce Claude Beausoleil, « le présent tremble », et, dans une forme de pulsation fébrile, il nous met en tension : « Ce que nous avons cherché, ce que tous/nous continuons d’attendre et qui bat […] nous tient les yeux ouverts/sur rien […] », écrit Guy Goffette. Le désir, parce qu’il maintient l’éveil, nous ouvre les yeux, et ce à tout instant : « tu avances/vers ce surcroît/inguérisssable/ […]/ par ce souffle/qui scintille/sur le sentier des nerfs//pas seulement la nuit/mais la vie/sans la nuit », écrit Zéno Bianu. « Surcroît inguérissable », voilà qui pourrait constituer une belle définition du désir : aux confins de la croissance et de l’excroissance, affamé, insatiable. Et quand bien même il s’essoufflerait, quand bien même il en viendrait à « boiter un peu », à « buter contre lui-même », ainsi l’énonce Joël Bastard, « nous veillons à rallumer les braises », rassure Albane Gellé. Oui, du désir, sous ses multiples formes, nous pouvons, comme l’écrit cette dernière, faire « l’inventaire », nous pouvons tenter de le graduer « sur l’échelle de ses états d’être », comme le propose Adonis. Nous pouvons, face à « un processus si complexe », selon les mots d’Arthur H, bien essayer de faire le clair. Les 94 contributions qui composent cette foisonnante anthologie rassemblée par Jean-Yves Reuzeau s’y attèlent, s’y réjouissent et s’y enchantent - et délicieusement n’y parviennent jamais complètement. Le poème, par nature (et par bonheur !) jamais ne peut épuiser sa propre source. La très belle couverture, signée Tahar Ben Jelloun, avec ses multiples couleurs, traduit on ne peut mieux cette volonté de « couvrir la question », cette envie partagée de parcourir, selon un quadrillage en règle, l’immense territoire du désir – parce qu’il est aussi le territoire des mots : mais c’est bien lui, qui, insolent, se dérobe et fuit sans cesse, toujours, selon les mots de votre servante, « plus vivant de ce qu’il n’a pas ».
Florence Saint-Roch