Chaque année, p.i.sage intérieur publie 2 livres de poésie. Une femme et un homme. 2 livres complètement différents, pour ne pas dire diamétralement opposés. Pour 2016 :
Femme(s) passagère(s) de l’est de Sylvie Durbec
Demeure de l’oubli de Michel Bourçon
Si le premier, Femme(s) passagère(s) de l’est, est un livre d’actions, d’histoires, de mobilité géographique et physique, le second, Demeure de l’oubli, est un livre de méditations, de mobilité intérieure.
Prenons les choses dans l’ordre :
Femme(s) passagère(s) de l’est est un ensemble extrêmement mystérieux. Dépaysant. Un peu comme un bouquin trouvé, auquel des pages ont été arrachées, mais dont on s’obstine quand même à recomposer le sens. Femme(s) passagère(s) de l’est contient trois sections (racontars, contes bégayés et comptines). Dans la première un vieil enfant russe (c’est un ours en gilet rouge plus vieux que sa mère) fait un long voyage vers l’Est « On dit qu’il vient à vélo depuis la Sibérie, chuchotent les infirmières. / Un si éprouvant voyage seulement pour voir sa mère » et « à vélo tenter de ramener la taïga avec lui ». Le maitre-mot de cette section c’est visage : des visages comme des questions / des visages comme des réponses ; Sa Russie lui monte au visage comme un feu pâle et mal éteint ; Comprendre les états du visage, c’est long.
La 2ème section c’est comme l’inverse de la première partie : une institutrice va vers l’Ouest. Son voyage, c’est son « corps seul … / une femme dont le corps ne marche pas vers l’avant /…/ on la dit maîtresse institutrice des petits et des bêtes ». Maîtresse des comptines, des chansons, elle nomme les animaux. Elle écrit au tableau les noms perdus de l’Est « est-ce là sa maison / des carrés de salades irradiées ». Le maître-mot de cette deuxième c’est le corps « de Sibérie lente ».
Dans la 3ème partie, le personnage principal c’est la petite voleuse d’enfants. Elle recoud la tête au corps (le corps à la tête ?) avec la langue, la voix, les mots « on se sert des mots comme ils viennent / les plus anciens les plus modernes / gueule fumier excréments et ordure / pour les transporter d’un pays à l’autre / la petite voleuse tient le seau à la main ». Cette troisième partie nous révèle le maitre-mot de ce livre : langue. Le voyage de la langue. La langue transportée d’un pays à l’autre (dans un état à l’autre, faudrait-il peut-être dire ?)
Ainsi ces 3 sections composent l’histoire d’une seule vraie migration dans ce qu’on devine être l’interrogation-fixe de Sylvie Durbec : comment nos ancêtres font- ils partie de notre autobiographie. Ces pays de famille qu’on traverse en écritriturant, en écrichiffonnant des réponses en formes d’énigmes. Avec Sylvie Durbec toute réponse est une énigme.
Demeure de l’oubli :
Autour de soi, dans le brouillard où ne subsiste que quelques traces du monde, le paysage s’est perdu et les mots aussi, dans cette demeure de l’oubli où l’on se voit mener une vie dans l’infime. Michel Bourçon nous a habitués à des vers brefs, faits de mots courants, de relevés des choses de l’instant. Une poésie nourrie de l’ordinaire, mais dans laquelle le monde extérieur et le monde intérieur se mêlent (on pourrait dire : s’entre-flashent).
Demeure de l’oubli est un ensemble de proses brèves : max 10 lignes, souvent d’une seule phrase débarrassée de toute velléité de joliesse, enfin d’un seul mouvement de souffle. Proses dans lesquelles les éléments extérieurs sont pratiquement effacés (une vraie pratique de l’effacement) au profit de l’interrogation ontologique, de la recherche du sens des choses : Il y a bien un sens à tout ce qui nous entoure, chaque chose nous parle à son contact et nous appelle, mais plus on se questionne et plus le sens se dérobe. Ce n’est pourtant pas de la philosophie que nous propose Michel Bourçon, car il ne manie pas des concepts, mais ses sensations, ses émotions, ses relations au monde, ses fleurs-de-peau. Ce qui apparaît bientôt c’est que les mots qui sont censés être l’instrument de la connaissance de soi, le véhicule de l’être, les mots s’interposent entre le monde et soi. Les mots (entendre : les règles, les lois, les injonctions sociales - et souvent paradoxales -, la profusion d’informations) ont mangé le sens de la vie, n’en ont laissé que l’apparence : est-ce soi ou le monde qui se referme, le corps et le reste sont là mais s’éloignent…dans la tête on ne voit plus rien, pourtant cela bouge à l’intérieur, un défilé continu de mots et d’images… Nombre de textes de Demeure de l’oubli c’est : comment passer à travers cette frontière de mots pour retrouver la vie, se trouver au monde. Un ébrouement d’ailes sur le toit donne l’impression de regagner ce qui nous entoure, de s’extraire de ce qui n’était plus que de la vie prostrée.
Un ensemble sombre, amer, qui se termine par le bel échec de l’écriture. Certes, mais de cette expression c’est le mot bel que je retiens.
Femme(s) passagère(s) de l’est , Sylvie Durbec, p.i.sage intérieur, 10 €
Demeure de l’oubli, Michel Bourçon, p.i.sage intérieur, 10 €
Christian Degoutte