Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Valentina Casadei

jeudi 4 juillet 2024, par Cécile Guivarch

Extraits de Sans toit ni toi (inédit)

Et dans la dentelle des disparitions
des gestes de rue délicats
tant de beaux visages que les larmes cachent

il pose les deux assiettes et les deux verres par terre
il mange et boit
à côté de lui l’autre assiette et l’autre verre
je sers distraitement d’autres cafés
à d’autres sans abri plus calmes
tandis que je l’observe :
il marmonne quelque chose
à un fantôme assis à côté de lui
un fantôme à qui il a servi à boire et à manger
nos regards se croisent un instant
et je me reconcentre sur la queue des gens
des gens qui n’ont pas encore été servis
des ombres courbées comme des invités au baptême
des absences à faire peur

Dans la queue :
des clochards
des sans papiers
des fous
des jeunes paumés

  • enfants oubliés,
    corps sans sépulture -
    écouteurs dans les oreilles
    mains dans les poches
    sacs en plastique Franprix usés, troués
    sacs à dos sur les épaules
    des épaules fragiles
    qui n’en peuvent plus du poids du monde

Corps fidèles de mammifère
corps maigres de la bête de leur enfance
ils ont créé des ténèbres sans aucun droit à la nuit
ils ont des mots qui donnent des coups à la luette
comme un concert de violon joué à des sourds

Ils crient
sans crier
qu’on ne les voit pas
et avec les yeux
en leur tendant un gobelet chaud
nous tentons si bien que mal
de leur faire une caresse

il me dit que sa femme a les mêmes goûts que lui
les mêmes goûts de chair électrique, d’os
j’essaie de ne pas être trop intrusive
je lui demande si c’est pour elle qu’il prend aussi un verre
Olivier acquiesce et s’éloigne
prêt à la rejoindre
elle l’attend, assise à sa place habituelle
sur la petite colline
juste devant le stand
sa transparence à l’ombre d’un tilleul

Ils patientent dans l’incontinence des plaintes
dans l’aggravation de leur souffle court
la solitude qui leur glisse des doigts
et la blessure qui est visible
ils savent pas la cacher, ces gens-là

Je vois leurs restes de malchance
habiter sur leur visage
et en fait, en vrai, je me rends compte que
je ne suis pas si crevée ce soir
suis juste envahie par leur blessure
qui m’est si familière
qui se conforme à ma douleur

je me dis qu’il est bien que chacun ait ses propres raisons d’être là
et que celles-ci restent secrètes
c’est prodigieux, les secrets, quand ils sont bien gardés
nous voilà donc réunis autour d’une bière
à faire le bilan de la soirée qui vient de s’écouler
que le lait était avarié mais qu’il a été servi quand même
que peu de personnes ont voulu des mandarines
et qu’il faut le dire à la cuisine
pour éviter qu’elles ne soient jetées la prochaine fois
que finalement, la jeune maman a trouvé un endroit où dormir la nuit
que Georges n’a dit Jolie Colombe qu’à trois filles
que nous sommes ravis d’avoir échappé à la pluie
et que la soupe de poireaux n’était pas si mal
je réalise que maintenant ma peine d’amour
trouve une nouvelle place dans la perspective des choses
une place un peu plus basse dans la pyramide
et que le monde est bien plus vaste
et qu’en fin de compte, il est possible de se nourrir de silence

Une régurgitation sur le sol
piétiné par ton pas frénétique
qui s’approche à toute vitesse
à la rangée des ventres vides et des rêves brisés
As-tu mangé aujourd’hui, François ?
Le ventre plein ?
Et le cœur ?
Comment va le cœur ?
Est-il au bon endroit ?

Voici le café
le fossé inhumain entre eux et nous
où seules deux ou trois miettes de gentillesse reposent

dans le berceau de la négligence, il s’endormait chaque nuit
un cœur brisé
brisé de type F L M Z C E F
Q C H
quelque chose
quelque chose a appris
mais maintenant en ligne derrière des cadavres ambulants
des âmes vieillies trop tôt
des âmes rouillées par l’eau bénite
de trop nombreux, inutiles signes de croix
des âmes aux membres fatigués et lourds
qui grincent

Comme des escargots
ceux que les riches piquent avec leurs fourchettes
ces escargots glissent avec lassitude
sur les boulevards
leur maison sur les épaules
une maison sale, déchirée, abîmée
une maison avec le logo Eastpack
une maison décolorée
le riche essuie les taches de sauce autour de sa bouche
et en enfourche une autre
dans le boulevard, des traces d’escargots sur le sol
mégots de cigarettes, bouts de carton et paquets de biscuits
traînées d’avion dans le ciel

Sénégal Syrie Tunisie Egypte Russie Bulgarie Espagne Italie Biélorussie
Azerbaïdjan Turquie Portugal Allemagne Mongolie Chine Congo Algérie Cuba
chacun chez soi
c’est de ce demi-iris
qu’une demi-larme tombe
une larme à moitié
une larme coupée en deux
un désespoir plus supportable, peut-être
C’est cette habitude à la grisaille qui les a éteints ?
une grisaille acceptable
le pied suit le pied qui suit le pied qui suit le pied
le corps mange de la nourriture, boit de l’eau
le frisson couvert par des vêtements trop grands ou trop collés
ceux trouvés dans les poubelles, au bord des routes
et des couvertures isothermes
mais rien de plus
les désirs, les rêves, ceux sur l’avion
un demi-iris qui perd la vue, lentement
un demi-iris désormais aveugle
l’avion s’éloigne
la traînée s’estompe dans les nuages
le regard se baisse encore une fois
il retourne à chercher des mégots

Ils cherchent juste un lieu où la jambe peut s’installer
où le pied devient fertile
où le pied s’enfonce dans les creux de la terre
s’enraciner dans le chaos n’a jamais été aussi réconfortant
Comme le destin d’une fleur déracinée
vaciller sur le bord du vide
dans l’immortalité de cette terre
qui les a accueillis
l’exil

Petit entretien avec Clara Regy

Parmi vos multiples activités, notamment dans le monde du « cinéma », quelle place
occupe l’écriture ? Est-elle quotidienne, surgit-elle à des moments précis ?

Contrairement à l’écriture de scénarios, qui fait partie de mon métier et nécessite donc une méthode, j’ai une approche plus spontanée vis-à-vis de l’écriture de poèmes. J’écris souvent dans des moments où j’ai un sentiment urgent à exprimer, quand ce sentiment a besoin d’être couché sur le papier pour être digéré, compris. Pour m’en débarrasser au moins un peu, pour l’explorer. L’écriture poétique a toujours été pour moi un refuge dans lequel je peux trouver du réconfort. Si je ne m’impose pas de méthode, c’est aussi pour préserver cette spontanéité qui me permet depuis quinze ans de continuer à aimer écrire de la poésie comme si c’était le premier jour.

Cette question rejoint la première : votre texte proposé ici, dévoile un regard sensible sur le monde, « l’actualité » pourrait-on dire, où trouvez-vous votre inspiration, qu’est-ce qui peut motiver votre désir/besoin d’écrire ?

Le texte que je vous propose est né de l’interaction entre le monde de la rue et mon vécu. Depuis deux ans, je participe aux distributions du Resto du Cœur et j’ai eu l’occasion, à travers cette expérience, d’entrer en contact avec les « invisibles » de la capitale, où je vis. Leur authenticité, leur noirs et blancs, leur pour toujours et plus jamais, m’ont touchée. Dans leur blessure, j’ai entrevu des parties de la mienne. Le texte proposé est né de ce besoin de chercher des gris en eux et en moi, de décrire des fonctionnements sans carapaces. C’est une ode à la résilience des personnes
aux peaux très fines. Je trouve souvent mon inspiration dans ce qui m’est extérieur et qui entre en résonance avec mes propres expériences de vie.

Ecrivez-vous directement en langue française ?

J’ai toujours écrit en italien, puis traduit en français. Il y a quelques années, j’ai commencé à écrire directement en français. C’est arrivé avec mes deux derniers textes publiés, Plainte Contre A (Maintien de la Reine, 2023) et Habiter la Blessure (Éditions du Cygne, 2023). Je me rends compte que le choix de la langue se fait inconsciemment. Lorsque j’écris en français, je mets une distance entre moi et l’enfant qui est en moi, l’enfant qui a grandi en parlant italien. Le choix de la langue est certainement lié à mon processus de maturation et de prise de conscience. C’est une écriture plus réfléchie, moins impulsive, où l’émotion traverse une première phase exploratoire avant de se retrouver sur la page.

Quels auteurs (poètes ou non), vous ont fait aimer la littérature ?

Les auteurs qui ont toujours inspiré et continuent d’inspirer mon écriture poétique sont Alda Merini, Emily Dickinson, Sylvia Plath, Chandra Livia Candiani, Kae Tempest, Paul Éluard, Cédric Le Penven, Joseph Ponthus, Sylvain Prudhomme, Michel Houellebecq, Margaret Mazzantini… Jean-Jacques Sempé a également beaucoup influencé mon écriture et ma façon de voir le monde.

Et enfin, question habituelle, si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?

Abri, émotion, détail

Valentina Casadei est une scénariste, autrice et réalisatrice italienne. Diplômée en histoire du cinéma au Dams de Bologne et en scénario à l’Eicar de Paris, elle a écrit et réalisé deux courts métrages, “End of September” (First Child, Italie, 2020) et “Ronde Nocturne” (Dublin Films, France, 2024). Elle enseigne actuellement l’écriture de scénarios à Eicar, est lectrice de scénarios pour le CNC et la Région Grand Est, et développe son premier long métrage, « L’Enfant Seul », initié à l’Atelier Scénario de la Fémis, sous la supervision de Jacques Akchoti.

Ses poèmes et ses nouvelles ont été publiés dans diverses revues littéraires françaises et italiennes, en version papier et en ligne (Margelles, Ouste, L’Alterité, RaiPoesia, sous la direction de Luigia Sorrentino, La Bottega della Poesia de La Repubblica de Bari et de Naples, Interno Poesia, Patria Letteratura, Gradiva, Argo, L’Irrequieto, Poeti del Parco, Margutte, Rock’n’Read, Il Foglio Letterario, Il Segnale, Poesia del Nostro Tempo, Ellin Selae, Poliscritture, Il Visionario…).

Elle a également publié quatre recueils de poèmes en Italie, “Tormento Fragile« (Bertoni Editore, 2018), “Il Passo dell’Inerzia » (Sama Edizioni, 2020), ”Uno Più Uno Fa Uno" (Edizioni Ensemble, 2020) et “Abitare la Ferita” (I Quaderni del Bardo, 2024). En France, elle a publié un recueil de poèmes, “Habiter la Blessure” (Éditions du Cygne, 2023), et une nouvelle poétique (Maintien de la Reine, 2023).

En 2020, elle reçoit une mention spéciale du jury du prix de la Ville de Latina et, avec l’une de ses nouvelles, elle remporte le concours national « Sei Autori in Cerca di Editore », organisé par Tomarchio Editore. En 2021, elle fait partie des finalistes du prix Leandro Polverini et en 2022, elle est lauréate de la section « Poésie » du prix Carver. En 2024, elle est lauréate du prix littéraire de la Ville de Ravenne.

Alda Merini, Mariangela Gualtieri, Chandra Livia Candiani, Emily Dickinson et Kae Tempest sont ses principales sources d’inspiration.

  • 2024, Italie ABITARE LA FERITA - recueil de poésie publié par I Quaderni del Bardo
    Lauréat du prix de la Ville de Ravenna
  • 2023, France PLAINTE CONTRE A - nouvelle en poésie publié par Maintien de la Reine
  • 2023, France HABITER LA BLESSURE - recueil de poésie publié par Éditions du Cygne
  • 2020, Italie UNO PIÙ UNO FA UNO - recueil de poésie publié par Edizioni Ensemble - Lauréat du Prix Carver / Finaliste du Prix Polverini - Mention spéciale du jury du prix de la Ville de Latina
  • 2020, Italie IL PASSO DELL’INERZIA - recueil de poésie publié par Sama Edizioni
    poèmes parus sur RaiPoesia, La Repubblica, il Corriere della Sera, Interno Poesia…
  • 2018, Italie TORMENTO FRAGILE - recueil de poésie publié par Bertoni Editore

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